17 septembre 2006

L’ouverture des oreilles



Entre le 5 et le 8 juin 1686 - on ne peut pas être plus précis - les deux savantissimes bénédictins mauristes, Dom Jean Mabillon et Dom Michel Germain, qui écument l’Italie des manuscrits liturgiques médiévaux, s’arrêtent dans la célèbre abbaye de Bobbio, dans les Appenins, pour inspection. Et entre autres merveilles de la riche bibliothèque, ils découvrent un précieux missel de la fin du VIIe siècle ou début VIIIe siècle, probablement d’origine irlandaise, qui contient une description détaillée, passionnante, non seulement des rites de la messe mais aussi des sacrements de baptême ou de pénitence.

C’est un codex de 300 feuillets de parchemin, pas très grand, 18 cm sur 9,2, - un missel portatif si l’on peut dire, tellement portatif d’ailleurs, qu’il se retrouve dans la malle de voyage de Dom Mabillon et bientôt dans la bibliothèque des mauristes de Saint-Germain-des-Prés à Paris.

On peut s’indigner, évidemment, des rapts mauristes de manuscrits, mais en l’occurrence, c’était du sauvetage (avant l’heure et sans le savoir) puisque le fonds de livres du monastère de Bobbio a été transporté au XIXe siècle à la Bibliothèque Nationale de Turin, qui, comme vous savez, a péri presque entière dans un grand incendie en 1904.

Je dis « comme vous savez », parce que si vous avez lu le Nom de la Rose, d’Umberto Eco, vous savez que c’est cet incendie qui lui a inspiré une scène fameuse de son livre.Toujours est-il que le missel de Bobbio, confisqué aux mauristes à la Révolution, comme tous leurs livres, se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque Nationale, rue de Richelieu, dans le département des Manuscrits Latins, bien conservé sous la cote Codex Parisinus 13246.


Au folio 85 recto se trouve la description liturgique d’une cérémonie somptueuse, très émouvante, que nous avons perdue aujourd’hui et qu’on appelait au moyen-âge l’Apertio aurium, ce qui signifie « l’ouverture des oreilles ».

C’est une cérémonie destinée aux catéchumènes qui préparent leur baptême tout au long du Carême. Elle a lieu le 5e dimanche du carême. Les dimanches précédents, on a fait sortir les catéchumènes de l’Eglise juste avant l’Evangile, car ils n’ont pas encore les oreilles du cœur ouvertes pour entendre le secret de la bonne nouvelle.

Mais le 5e dimanche, tout change. A peine le chant du psaume graduel est-il terminé, dit notre manuscrit, qu’une schola de clercs, qu’on ne voit pas, qui est groupée au fond de l’église, entonne les versets du cantique : « Omnes sitientes, venite ad aquas, vous tous qui avez soif, venez aux sources du salut, prêtez une oreille attentive aux paroles sorties de ma bouche ». Les catéchumènes, qui sont à l’entrée du chœur, écoutent ce chant, et peu à peu les voix se rapprochent, et on voit apparaître une longue procession de clercs et de ministres sacrés, revêtus des plus beaux ornements. Et au centre de la procession, derrière deux porte-flambeaux, et l’encensoir fumant - je lis toujours mon manuscrit - s’avancent 4 diacres, revêtus de la dalmatique, et chacun portant un des 4 évangiles. Le chant s’est arrêté, un chantre entonne la litanie du Kyrie eleison, et les quatre diacres posent chacun leur évangile à un des quatre angles de l’autel. Et le prêtre qui préside dit : Frères bien aimés, nous allons ouvrir vos oreilles à la bonne nouvelle, et pour que votre intelligence s’ouvre en même temps que vos oreilles, il faut que vous sachiez pourquoi il y a quatre évangiles et d’où ils viennent.

Et le premier diacre saisit l’évangile de Matthieu, l’ouvre, et lit les 20 premiers versets. Puis le second diacre lit le début du second évangile et ainsi de suite, et après chaque lecture, le prêtre explique le caractère spécial de chaque évangile, en partant de la vision magnifique du prophète Ezechiel des quatre êtres vivants aux quatre faces d’homme, de lion, de taureau et d’aigle. Cette symbolique très riche avait de quoi fasciner les futurs baptisés à qui on expliquait l’effet quadruple de l’évangile : le lion exprimant la force royale, le taureau la dimension du sacrifice, l’homme la nouvelle naissance, et l’aigle, le pneuma, le souffle de l’Esprit. Et puis ces quatre signes ont également une dimension cosmique (ce sont les quatre symboles stellaires du zodiaque) mais aussi simplement anthropologique, évidente, car le lion, le taureau, l’homme et l’aigle, disent ces vertus de dignité, de force, de savoir et de souplesse sans laquelle un homme ne peut pas vivre heureux ou accompli. Voilà, frères et sœurs, le mystère étonnant de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ, tel qu’on l’expliquait aux catéchumènes du VIIe siècle, au jour de l’ « ouverture de leurs oreilles ».

Il s’agit bien entendu de l’oreille de leur cœur, pour qu’ils puissent ensuite s’approprier, tout au long de leur vie le message de salut du Seigneur. Et qu’ils l’entendent vraiment, non pas comme des "abrutis" spirituels qui ont des oreilles mais qui n’entendent rien, mais comme de vrais écoutants, qui ont soif d’une parole de vie. C’est bien sûr le sens de l’évangile d’aujourd’hui : Jésus guérit le sourd-muet, dans ce territoire païen de la Décapole parce qu’il symbolise tous les païens encore incapables d’écouter avec leur cœur et ensuite de proférer avec leur bouche la louange divine et la bonne nouvelle.

par frère Dominique-Marie