08 octobre 2006

La femme cananéenne

Matthieu XV 21-28


Jésus, étant parti de là, se retira dans le territoire de Tyr et de Sidon
Et voici, une femme cananéenne, qui venait de ces contrées, lui cria: Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David! Ma fille est cruellement tourmentée par le démon.
Il ne lui répondit pas un mot, et ses disciples s'approchèrent, et lui dirent avec insistance: Renvoie-la, car elle crie derrière nous.
Il répondit: Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël.


Mais elle vint se prosterner devant lui, disant: Seigneur, secours-moi!
Il répondit: Il n'est pas bien de prendre le pain des enfants, et de le jeter aux petits chiens.
Oui, Seigneur, dit-elle, mais les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres.
Alors Jésus lui dit: Femme, ta foi est grande; qu'il te soit fait comme tu veux. Et, à l'heure même, sa fille fut guérie.



Méditation d'un moine de l'Eglise d'occident

Homélie 2006

Chers frères et sœurs !


Pour parler un peu familièrement nous pouvons dire que la femme cananéenne n’était pas … une « dégonflée », toute pleine qu’elle était du souffle du Saint Esprit ; son exemple étant pour nous une réelle et authentique catéchèse de prière comme nous allons le voir, de par son approche du Christ et sa relation à Lui.


Mais avant tout ; qu’il nous soit permis de replacer dans son contexte le passage d’évangile que nous venons d’entendre :

Jésus s’est retiré en territoire païen et il est question dans cette péricope du partage du pain entre les enfants et – entre guillemets - les « petits chiens » où même dans cette région païenne la foi est donnée et la réalité que le Christ soit le Messie annoncé par les Prophètes n’est plus à taire.

Une femme s’approche donc, avec aux lèvres la même prière au Dieu incarné que les deux aveugles : « Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David ! ».
Le Christ ne répond mot…Il reste silencieux comme pour mieux appuyer la réponse qu’Il va s’apprêter à donner.
Les disciples sont embarrassés de l’audace de cette femme et demandent au Maître de la renvoyer ; or il se trouve que leur médiation s’avère positive, car peut-être devrions-nous comprendre par là qu’ils n’ont d’autre souhait que de voir cette femme exaucée dans le sens où le « renvoie la » peut être interprété comme « relâche la, libère la, fais lui grâce ! ». En effet, n’est-ce pas plus tard aux Apôtres qu’il reviendra d’évangéliser le monde et de guérir les malades ?

Semblant s’adresser à ses disciples Jésus lance une réponse en apparence déroutante voire choquante, et qui n’est en fait qu’adressée à la Cananéenne pour éprouver sa foi : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ». Et la Cananéenne de ne pas se décourager mais de s’humilier plus encore en se prosternant devant le Sauveur lui criant « Seigneur aide moi ! ». Et puis vient cette ultime mise à l’épreuve de la foi de cette femme : « Il n’est pas bon de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens.»

La phrase est terriblement dure même si l’on admet que l’adjectif « petits » atténue l’injure de traiter les païens de chiens. Bien entendu Jésus ne considère pas la Cananéenne comme une inférieure du point de vue culturel voire même racial ; non, mais en ce moment précis de Son ministère public, Il veut simplement souligner l’incapacité radicale où sont les païens d’entrer dans l’Alliance ; sauf prévenance spéciale de la grâce comme pour cette sainte femme.



En effet les Hébreux sont devenus par cette alliance les enfants de Dieu, nourris par le pain de Sa table, et les païens n’y ont pas encore accès puisque c’est par Sa mort que le Christ leur accordera le salut ; ainsi que nous le dit Saint Paul dans l’épître aux Romains : « Alors que nous étions sans force, c’est alors au temps fixé que le Christ est mort pour des impies » « la preuve que Dieu nous aime c’est que le Christ alors que nous étions encore pécheurs est mort pour nous. ».« Combien plus maintenant, justifiés dans Son sang serons-nous sauvés par Lui ; si étant ennemis nous fûmes réconciliés à Dieu par la mort de Son Fils, combien plus une fois réconciliés serons-nous sauvés par Sa vie ! » (Romains V, 1-11).

Et si Saint Matthieu dans cette lecture nous rapporte textuellement les paroles du Christ, c’est pour mieux mettre en valeur que la foi peut devancer l’Heure et même renverser le privilège accordé aux juifs et que ceux-ci avaient trop tendance à tenir pour intangible.

Oui ; la foi de la Cananéenne est grande ; non seulement sa foi mais aussi son humilité de regarder comme don inestimable et suffisant ces miettes ou ces restes de pain ; comme pour nous rappeler que dans la moindre parcelle de pain eucharistique est présent le Seigneur de Gloire.

« Femme ; ta foi est grande ! » lui répond Jésus ; admiratif qu’Il est de l’humilité de son interlocutrice, « qu’il te soit fait comme tu veux ».
Quel beau dénouement n’est-ce pas !

Preuve en est que la foi fait entrer dans les vues et les desseins de Dieu, et que la volonté du croyant est donc aussi assimilée à celle de Dieu et prend quelque chose de son efficience : dans le Christ la volonté et l’amour du Père trouvent à se parfaire. Dans la mesure de notre foi ; dans ce don de l’Esprit qui fait adhérer les hommes à leur Maître ; ce que nous demandons y concourt et donne à Dieu que Sa volonté soit faite sur la terre comme au Ciel ; si bien que le moment d’être exaucé se trouve avancé à « cette heure même » comme nous l’avons entendu dans la toute dernière phrase de la lecture de ce dimanche.

Remarquons que la prière de la Cananéenne est profondément ecclésiale dans la mesure où elle ne demande rien pour elle-même mais pour autrui –en l’occurrence sa fille- et que comme nous aujourd’hui même, elle est venue ; par sa prière ; déposer aux pieds du Christ une partie de l’humanité souffrante, pour son salut.


Il est incontestable que Jésus ait discerné de suite la grande foi de cette femme bien avant qu’elle ne lui expose sa requête ; ce qui explique qu’Il l’ait mise à l’épreuve aussi rudement ; Il en est ainsi pour nous-même quand Il veut éprouver l’intensité de notre foi.
Comme le dit le Livre de l’Ecclésiaste « un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort ! » ( Qo IX, 4) ; ainsi à l’exemple de la Cananéenne, soyons assez humbles pour nous comparer à des chiens se repaissant des miettes qui tombent de la table, alors la grâce ne nous sera pas refusée ; et soyons intimement conscients qu’au moment même où Dieu semble nous opposer un refus décisif il nous faut alors redoubler de foi ; nous approcher de Lui, L’adorer, nous prosterner devant Lui, L’appeler à l’aide.
La formulation « Kyrie eleïson » « Seigneur aie pitié » aussi routinière qu’elle puisse nous paraître est la plus efficace, la plus directe et elle opère des miracles comme nous pouvons le lire au fil des pages de l’Evangile. Nous serons à coup sûr exaucés ; pas forcément comme nous nous le souhaiterions mais comme le Seigneur l’estimera profitable pour nous ; étant sous-entendu : « Seigneur que Ta volonté soit faite »…et pas la mienne !

Pour ce faire il ne nous est pas interdit ; et il nous est même recommandé ; d’user de sainte audace dans la prière ; de sainte audace exempte de provocation à l’encontre de Dieu, bien sûr ; mais de sainte audace remplie de joie, de foi, de vérité et d’amour envers notre Créateur. Car bien évidemment le plan de salut divin pour chacun d’entre nous c’est aujourd’hui même, dans l’instant présent avec un cœur et un esprit préparés à L’accueillir !

Amen !



Homélie 2007

Chers frères et sœurs en Christ !



Le récit évangélique de la cananéenne s’accorde et illustre parfaitement le thème du Festival de la Jeunesse qui a lieu ces jours-ci, dont le thème choisi cette année est une phrase de Saint Augustin :
« Aime et fais ce que tu veux ! »

« Aimer » d’une part et « faire ce que l’on veut » d’une autre… Qu’est-ce que cela veut dire ?
Surtout ne voyons pas dans cette injonction une sorte de « peace and love » chrétien !! Surtout pas ! Nous serions en effet aux antipodes du sens véritable de ce que Dieu veut nous enseigner par l’intermédiaire de ces mots de Saint Augustin.


« Aimer »… Qu’est-ce d’autre sinon d’être en Dieu, puisque « Dieu est amour » comme l’indique St Jean dans sa première épître ?
Être en Dieu, vivre en Lui et par Lui c’est se savoir sous son regard d’amour bienveillant ; c’est reconnaître qu’Il est le centre de notre être et qu’Il est le centre de tout être.
Aimer en Dieu c’est pouvoir donner, plus qu’attendre de recevoir ; en effet l’amour n’est pas de l’ordre du ressentir mais il est don, à l’image du Christ donnant sa vie sur la Croix, ce qui sous-entend que l’amour en Dieu est crucifiant.
Mais n’en soyons pas effrayés, car nous le savons, la croix est indissociable de la résurrection ; autrement dit par l’amour nous avons déjà la possibilité de ressusciter en Christ, ou plutôt devrions-nous dire que par l’amour nous avons déjà part à la Résurrection du Christ.
« Aimer » c’est aussi savoir accueillir et accepter l’autre dans sa différence sans avoir même l’idée de le juger ou de le rejeter ; c’est savoir aussi soi-même tout accepter dans l’allégresse ; les joies comme les peines ; en ayant le réflexe de rendre grâces en tout, puisque dans la vie spirituelle il n’y a jamais d’injustices dès lors que nous avons compris que tout est bon pour notre profit ; de sorte que les épreuves sont à considérer comme autant de « tremplins » qui nous permettent de nous élever vers Dieu et de demeurer en Lui, de demeurer en Son Amour.


Une fois que ces notions relatives à l’Amour seront acquises et surtout vécues ce sera signe que nous nous serons soumis à la volonté divine. Non pas une soumission renfrognée et annihilante ; mais une acceptation entière, librement consentie de la volonté de Dieu à notre endroit qui nous permettra dans une certaine mesure de ne plus nous appartenir et par conséquent d’être libres, libres incomparablement.
Ainsi peut-on comprendre le « fais ce que tu veux » de Saint Augustin comme un impératif de liberté dans le sens où « fais ce que tu veux » équivaudrait à « sois libre » ou encore « vis ta liberté ».

Mais là encore tout n’est pas gagné car nous ne devons en aucun cas devenir esclaves de notre liberté ; ce que l’esprit du monde contemporain semble ne pas avoir compris… En effet ; la liberté ne peut être considérée comme telle que si elle est assumée, c'est-à-dire si nous savons en accepter les enjeux, les tenants et les aboutissants ; en un mot elle doit nous confronter à notre responsabilité propre. Cette responsabilité qui va de pair avec le don du discernement que nous avons à demander à Dieu au quotidien et qui nous permettra en toute conscience ; avec audace ; de vivre notre liberté et donc de prouver notre amour et notre attachement à Dieu, à la suite de Son Fils.


Ceci étant dit, revenons un instant à la Cananéenne : Qui mieux qu’elle a su vivre ce trinôme amour-liberté-responsabilité ?
C’est qu’il a dû lui en falloir du cran et de l’audace pour oser répondre au Christ après qu’Il lui ait dit qu’il « n’était pas bon de prendre le pain et de le jeter aux chiens » ! La Cananéenne a su user de sa liberté de fille de Dieu face à cette parole en apparence déroutante du Christ qui ne visait qu’à tester sa foi en l’Amour.
Son amour, sa foi, son discernement, sa liberté et son audace lui ont donné raison ce qui lui a valu d’obtenir la grâce qu’elle souhaitait.



Chers frères et sœurs ! Souvenons-nous que « dans l’Eglise la liberté est sacrée » ainsi qu’aimait à le rappeler le fondateur de notre archevêché le Métropolite Euloge et que cette liberté ne peut-être que le fruit de l’amour sans limite ; l’amour vrai, celui qui se donne, celui qui se prouve celui qui se vit ; car pour citer le starets Sophrony (disciple de St Silouane de l’Athos) : « Aimer c’est vivre pour et en Celui que nous aimons et dont la Vie devient notre vie. »



Amen !


Méditation de St Jean Chrysostome

ANALYSE
1. Pourquoi, Jésus-Christ va chez les Gentils.
2. Humilité et foi admirable de la Chananéenne.
3. Ce que peut l’assiduité à la prière. — Qu’elle est la vraie aumône.

4.-6. De l’excellence de la charité. — Que c’est la charité qui distingue l’homme du reste des animaux. — Que les plus pauvres peuvent et doivent faire l’aumône. — Combien il serait cruel de voler le bien des autres pour en faire des charités. — Des restitutions. — Ce qui distingue les véritables restitutions d’avec les fausses.


Pourquoi, Jésus-Christ va chez les Gentils ?

1. Saint Marc dit qu’étant entré dans une maison, il voulait que personne ne le sût; mais qu’il ne put rester caché. D’où vient, mes frères, que le Sauveur allait en ce pays? Aussitôt qu’il a montré qu’il ne fallait plus à l’avenir faire aucune distinction entre les viandes, il avance peu à peu et ouvre insensiblement aux gentils l’entrée à la grâce de son Evangile en les allant trouver lui-même. Nous voyons~de même dans les Actes, qu’aussitôt que -saint Pierre eut reçu l’ordre de ne plus regarder aucune viande comme impure, il fut aussitôt envoyé chez le centenier Corneille. (Act. X.) Que si quelqu’un me demande pourquoi Jésus-Christ va chez les gentils et chez les païens, lui qui défendait à ses apôtres d’y aller: « N’allez point, » leur dit-il, « dans la voie des gentils (Matt. X, 5); » je réponds en premier lieu que Jésus-Christ n’était point obligé d’observer lui-même ce qu’il commandait à ses apôtres. En second lieu il n’allait point dans ce pays pour y prêcher son Evangile, comme saint Marc le fait voir en disant « qu’il voulut s’y cacher et qu’il ne le put. » Au reste, si la suite de sa conduite ne Lui permettait pas d’un côté d’aller le premier trouver les païens chez eux, il était aussi de l’autre indigne de sa grâce et de sa bonté de les rebuter, lorsqu’ils le venaient (403) chercher. Si le Fils de Dieu était venu en ce monde pour courir après ceux qui le fuyaient, comment eût-il pu fuir ceux qui d’eux-mêmes couraient à lui?
Mais admirons ici, mes frères, combien cette femme se rend digne de toutes les grâces du Sauveur. Elle n’ose venir à Jérusalem, parce qu’elle s’en jugeait trop indigne. Si cette crainte si humble et si respectueuse ne. l’eût retenue, la foi qu’elle témoigne, et le voyage qu’elle fait hors de son pays, nous font assez voir qu’elle fût venue chercher Jésus-Christ au milieu de la Judée.
Quelques-uns ont trouvé un sens allégorique dans cette histoire. Ils ont remarqué que lorsque Jésus-Christ commence à sortir de la Judée, l’Eglise, que cette femme représentait, sort aussitôt de son pays, et se présente au-devant de lui. « Oubliez, ma fille, » lui dit Dieu par son prophète, « votre peuple et la maison de votre père. » (Ps. XLIV, 12.) Comme Jésus-Christ de son côté sort de son pays, cette femme aussi sort du sien ; et c’est ainsi qu’ils purent se rencontrer et s’entretenir.
« Car une femme chananéenne qui était sortie de ce pays-là, s’écria en lui disant: Seigneur, fils de David, ayez pitié de moi (22). » L’évangéliste accuse d’abord cette femme, et semble la décrier en l’appelant « chananéenne .» mais il parle en effet de la sorte pour nous faire plus admirer sa foi, et pour relever davantage ce miracle. Car cri entendant ce mot de «chananéenne, » il est impossible que nous ne nous souvenions de ces nations détestables qui avaient même renversé toutes les lois de la nature. Ce souvenir nous doit porter en même temps à admirer la force et la puissance du Sauveur. Car ces nations qui autrefois avaient été chassées de peur qu’elles ne pervertissent les Juifs, sont devenues meilleures qu’eux, au point de sortir de leur propre terre pour venir au-devant du Fils de Dieu, lorsque les Juifs le chassent de leur pays même où il lés était venu visiter.
Cette femme donc s’étant approchée de Jésus-Christ, ne lui dit autre chose que ces paroles : «Seigneur, ayez pitié de moi !» ce qu’elle disait avec des cris si touchants que tout le monde s’arrêtait pour la regarder. En effet, qui n’eût été touché de compassion en voyant une femme forcée par sa douleur de jeter de si grands cris, en considérant une mère qui implorait la miséricorde du Sauveur pour sa fille si misérablement affligée? Elle n’ose pas même la présenter à Jésus-Christ parce qu’elle était tourmentée par le démon. Elle la laisse chez elle; elle vient seule faire sa prière. Elle représente seulement le mal que sa fille endure, sans rien exagérer.
Elle ne le conjure point de venir chez elle, comme cet officier du roi qui pria le Sauveur de venir toucher son fils, et de descendre avant qu’il mourût. (Matth. IX,17; Jean, IV, 49.) Après qu’elle lui a représenté en un mot combien sa fille était malade, elle se contente d’implorer sa miséricorde par de grands cris. Elle ne lui dit pas : Ayez pitié de ma fille; mais, « Ayez pitié de moi; » comme si elle disait : Le mal que souffre ma fille lui ôte tout sentiment; mais moi je souffre mille maux, et je sens ce que je souffre; et c’est ce sentiment que j’en ai qui me transporte hors de moi.
« Mais Jésus-Christ ne lui répondit pas un seul mot. Et ses disciples s’approchant de lui le priaient en lui disant : Contentez-la afin qu’elle s’en aille, parce qu’elle crie après nous (23). » Que cette conduite du Sauveur est nouvelle! qu’elle est surprenante ! qu’elle est différente de celle qu’il a gardée envers les Juifs ! Lorsqu’ils sont le plus rebelles et le plus ingrats, il tâche de les attirer à lui, et il les prévient lui-même. Lorsqu’ils le noircissent de blasphèmes, il les adoucit par ses prières. Lorsqu’ils le tentent, il ne dédaigne pas de leur répondre. Et au contraire lorsque cette, femme vient d’elle-même et qu’elle court à lui de son propre mouvement, lorsqu’elle le prie et qu’elle le conjure avec une foi si ardente et une humilité si profonde, quoiqu’elle n’eût été instruite ni par la loi, ni par les prophètes, il ne lui dit pas même un mot.
Qui ne se serait scandalisé en voyant Jésus-Christ oublier en quelque sorte toute sa conduite, et faire le contraire de ce que tout le monde publiait de lui ? Le bruit courait de toutes parts qu’il allait chercher les malades et les affligés dans toutes les villes pour les soulager ; et on le voit au contraire ici rejeter cette femme qui venait de son propre mouvement implorer, son assistance. Qui n’aurait été touché de voir une mère affligée, jeter des cris si lugubres dans la douleur que lui causait la misère de sa fille, et être ainsi rebutée du Fils de Dieu?
Elle ne demande point cette grâce comme en étant digne : elle ne l’exige point comme une dette : elle demande seulement miséricorde. « Ayez pitié de moi! » Elle représente humblement sa misère et Jésus-Christ « ne lui répond pas même une parole! » Pour moi je ne doute point que plusieurs de ceux qui étaient présents alors, ne fussent scandalisés, mais cette femme ne se scandalisa point. Mais que dis-je, que plusieurs de ceux qui étaient présents s’en scandalisèrent, puisque les apôtres mêmes furent touchés de l’étal de cette femme, et, troublés et attristés ? Cependant ils n’osent prier pour elle, ni dire : Accordez-lui la grâce qu’elle demande, mais « ils s’approchent du Sauveur, et lui disent « Contentez-la afin qu’elle s’en aille, parce qu’elle crie après nous. » Nous agissons souvent de la sorte. Lorsque nous désirons porter quelqu’un à une chose, nous lui disons le contraire de ce que nous avons dans l’esprit.



Humilité et foi admirable de la Chananéenne.

2. « Jésus-Christ leur répondit: Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui étaient perdues (24). » Que fait cette femme en entendant cette parole? Demeure-t-elle dans le silence? Cesse-t-elle de prier et se refroidit-elle dans son désir ? Ne redouble-t-elle pas au, contraire ses cris et ses prières? Ce n’est pas ainsi que nous agissons nous autres. Quand Dieu diffère de nous donner ce que nous lui demandons, nous nous rebutons aussitôt au lieu de le prier avec encore plus d’instance. Mais qui n’aurait été abattu de cette réponse de Jésus-Christ? Si son seul silence pouvait faire perdre à cette femme l’espérance d’être exaucée, combien plus le devait faire cette réponse ? Ne devait-elle pas encore désespérer de la guérison de sa fille, en voyant, que ceux même qui priaient pour elle éprouvaient un refus et que Jésus-Christ dit clairement que c’est une grâce qu’il ne lui pouvait accorder?
Cependant elle ne perd point courage. Voyant que les apôtres n’avaient rien gagné auprès du Sauveur pour elle, elle use alors d’une sainte impudence. Elle n’avait osé d’abord se présenter en face devant Jésus-Christ. Elle s’était contentée « de crier » seulement « derrière lui. » Mais lorsqu’il semblait qu’elle n’avait plus qu’à s’en aller et que la guérison de sa fille était entièrement désespérée, elle s’approche plus près du Sauveur, elle l’adore et le prie de l’assister.
« Mais elle, s’approchant, l’adora en lui disant : Seigneur, assistez-moi (25).» O femme! que faites-vous? Avez-vous plus d’accès auprès du Sauveur que ses apôtres mêmes ? Espérez-vous d’être plus puissante qu’eux ? Nullement, nous répond-elle. Je reconnais que je n’ai ni accès ni pouvoir auprès de Jésus : je n’ai qu’une grande hardiesse et une grande impudence, et c’est cette impudence même qui me tient lieu de prière. J’espère que mon impudence lui donnera de la pudeur à lui-même, et que cette liberté avec laquelle je le prie lui ôtera la liberté de me refuser.
Mais ne venez-vous pas de lui entendre dire à lui-même: « Qu’il n’était envoyé que pour les brebis de la maison d’Israël qui étaient .perdues?» Oui, je sais qu’il l’a dit, mais je sais aussi qu’il est le Maître souverain de toutes choses, C’est pourquoi elle ne dit point à Jésus-Christ : Priez ou invoquez un autre pour moi, mais : « assistez moi vous-même » Que fera donc enfin Jésus-Christ dans cette rencontre? Il ne se rend pas encore : il ne se contente pas de cette foi, et il semble ne parler que pour rebuter encore davantage cette femme.
« Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens (26). »Il l’avait d’abord rebutée par son silence, mais lorsqu’il lui parle, ce n’est que pour la rebuter encore plus par ses paroles qu’il n’avait fait par son silence. Il ne s’excuse plus par d’autres raisons, il ne dit plus: « qu’il n’est envoyé que pour les brebis de la maison d’Israël. » Plus cette femme fait d’instances pour le prier, plus il est fermé à la refuser. Il n’appelle plus les Juifs des « brebis, » mais des « enfants, » et il appelle au contraire celle qui le prie « un chien.»
Que fait cette femme admirable ? Elle trouve dans les paroles mêmes du Sauveur, de quoi le forcer à lui faire miséricorde. Si je suis une, « chienne, » dit-elle, je suis donc aussi du logis, et je ne suis point étrangère. Jésus-Christ, mes frères, avait bien raison de dire, qu’il était venu en ce monde pour y faire un discernement. Cette femme étrangère témoigne une vertu, une patience, et une foi incomparable, au milieu des injures dont on l’outrage; et les Juifs, après avoir eu tant de grâces du Sauveur, n’ont pour lui que de l’ingratitude. Je sais, dit-elle, Seigneur, que le pain est nécessaire aux enfants mais puisque vous dites que je suis « une chienne », vous ne me défendez (405) pas d’y avoir part. Si j’en étais entièrement séparée, et qu’il me fût défendu d’y participer, je ne pourrais pas même prétendre aux miettes. Mais quoique je n’y doive avoir qu’une très-petite part, je n’en puis être néanmoins tout à fait privée, bien que je ne sois qu’une chienne; c’est au contraire parce que je suis une chienne que j’y dois participer.
C’était certainement pour donner lieu à une foi si humble et si vive que Jésus-Christ avait rebuté cette femme jusqu’alors. Comme il prévoyait ce qu’elle allait lui dire, il rejetait ses prières, et demeurait sourd à ses demandes pour faire connaître à tout le monde jusqu’où allait sa foi et l’excellence de sa vertu. S’il eût été résolu d’abord de ne lui point accorder cette grâce, il ne la lui aurait pas même accordée après ces paroles, il n’aurait pas pris la peine même de lui répondre une seconde fois. Il la traite comme il avait traité le centenier, lorsqu’il lui dit: « J’irai chez vous, et je guérirai votre fils (Matth. VIII, 7), » ce qu’il ne fit qu’afin de nous donner lieu de voir quelle était la foi de cet homme, qui lui répondit :
« Je ne suis pas digne, Seigneur, que vous entriez chez moi; » comme il avait traité l’hémorrhoïsse, à laquelle il dit: « Je sais qu’il est sorti de moi quelque vertu (Luc VII, 46),»afin de nous apprendre quelle avait été la foi de cette femme : enfin il tient encore la nième conduite envers la Samaritaine, et il lui rappelle les désordres de sa vie passée pour nous montrer qu’ainsi confondue cette femme ne laisse pas de rester attachée au Sauveur.

C’est donc la même règle que Jésus-Christ suit ici envers cette femme. Il ne voulait pas que cette vertu si rare nous fût cachée. Toutes ces paroles rebutantes qu’il lui disait ne venaient d’aucun mépris pour elle, mais du désir de l’exercer et de découvrir à tout le monde le trésor inestimable qui était caché dans son coeur. Et admirez ici, mes frères, non-seulement la foi, mais encore la modestie de cette femme. Jésus-Christ ayant appelé les Juifs « enfants», elle ne se contente pas de leur donner ce nom auguste; mais elle les appelle « ses maîtres », tant elle était éloignée de s’affliger ou d’être envieuse des louanges que le Sauveur donnait aux autres.

« Il est vrai, Seigneur, répliqua-t-elle, mais les petits chiens mangent au moins des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres (27). » Peut-on assez admirer. la sagesse et l’humilité de cette femme, qui ne s’oppose joint aux paroles de Jésus-Christ, et qui n’est point envieuse des louanges qu’on donne aux autres en sa présence? Peut-on assez admirer cette patience qui ne se rebute d’aucun mépris, et cette fermeté de courage qui ne petit s’abattre de rien ? Jésus-Christ dit : « Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens. » Et elle répond : « Il est vrai, Seigneur. » Jésus-Christ appelle les Juifs « enfants » ; et elle les appelle « ses seigneurs et ses maîtres. » Jésus-Christ lui donne le nom « de chienne », et elle accepte cette injure, elle s’y soumet et se rabaisse aussitôt à l’état et à la nourriture des chiens.
Pour voir encore mieux l’humilité de cette femme, il ne faut que la comparer avec l’orgueil insupportable, des Juifs, qui lorsque Jésus-Christ leur parle ont la hardiesse de lui répondre: « Nous sommes la race d’Abraham, et nous n’avons jamais été asservis, à personne, mais nous sommes nés de Dieu. » (Jean, VIII, 33.) Ce n’est pas ainsi qu’agit cette femme, Elle prend pour, elle le nom de «chienne » et donne aux Juifs celui de « maîtres » et de «seigneurs » et c’est ce qui la fit entrer elle-même au rang des «enfants. » Car que répond Jésus-Christ ?’
« Alors Jésus lui dit: O femme, votre foi est grande ! qu’il vous soit fait comme vous le désirez ! et sa fille fut guérie à la même heure (28). » Il ne lui avait dit toutes ces dures paroles que pour avoir occasion de lui dire celle-ci: « O femme, votre foi est grande, » et de lui rendre ainsi la gloire qu’elle méritait : « Qu’il vous soit fait comme vous le « désirez » comme s’il lui disait : il est vrai que votre foi pourrait obtenir beaucoup plus que vous ne demandez; néanmoins « qu’il vous soit fait comme vous le désirez. » Cette parole a du rapport avec celle de Dieu, lorsqu’il dit : « Que le ciel soit fait ; et le ciel se fit. » Car « sa fille, » dit l’évangile, «fut guérie à la même heure. » Nous voyons dans ces paroles, combien la mère contribua à la guérison de sa fille. Car Jésus-Christ ne dit pas :
Que votre fille soit guérie, mais: « O femme, votre foi est grande ; qu’il vous soit fait comme vous le désirez. » Il voulait nous faire voir par cette parole que ce n’était point par complaisance ou par flatterie qu’il lui parlait de la sorte ; mais pour rendre un témoignage illustre à sa vertu et à sa foi, à laquelle il voulut que l’événement même, servît de preuve. Car « sa fille fut guérie à la même heure. »




Ce que peut l’assiduité à la prière. — Qu’elle est la vraie aumône.


3. N’admirez-vous point, mes frères, comment cette femme vint par elle-même à bout de son dessein, lorsque les apôtres mêmes n’avaient pu réussir à l’aider ? tant une prière ardente et continuelle a de force pour fléchir Dieu ! Il aime mieux les prières que nous lui faisons pour nous-mêmes, quoique nous soyons coupables, que celles que les autres lui font pour nous. Les apôtres avaient plus d’accès auprès de Jésus-Christ que cette femme; mais cette femme avait plus de constance et de persévérance que les apôtres. Et Jésus-Christ leur fit assez voir par l’événement la sagesse de sa conduite, lorsqu’il différait de l’exaucer, qu’il n’écoutait point ses prières, et qu’il rejetait même celles que ses apôtres lui adressaient en sa faveur.
Mais remarquez ici, mes frères, la conduite du Fils de Dieu, Il n’exauce cette femme chananéenne qu’après beaucoup de rebuts, il guérit au contraire tous ces malades, au moment même qu’ils se présentent. Ce n’était point parce que ces derniers étaient préférables à cette femme, mais parce que tette femme avait plus de foi qu’eux tous. Jésus-Christ en différant de la guérir voulait faire voir sa générosité et sa constance, et il guérissait au contraire ces malades sans différer, pour fermer la bouche à l’ingratitude des Juifs, et pour leur ôter toute excuse. Car plus nous avons reçu de grâces, plus nous devenons coupables si nous sommes ingrats, et si les faveurs dont Dieu nous honore ne nous rendent pas meilleurs.
C’est pour cette raison que, les riches qui auront mal vécu, seront bien plus punis que les pauvres parce que l’abondance où ils se sont vus ne les a pas rendus plus reconnaissants envers Dieu, et plus charitables envers leurs frères. Et ne me dites, point qu’ils ont fait quelques aumônes. Si les aumônes qu’ils ont faites ne sont en rapport avec leurs richesses, elles ne les délivreront pas de la peine qu’ils méritent. Dieu ne jugera pas de nos charités par la mesure que nous y aurons gardée : mais par la plénitude du coeur, et par l’ardeur de la volonté avec laquelle nous les aurons faites. Que si ceux qui ne donnent pas autant qu’ils le peuvent seront condamnés de Dieu, combien le seront davantage, ceux qui amassent, des biens superflus, qui font des bâtiments immenses, et qui négligent en même temps les pauvres ; qui appliquent tous leurs soins à augmenter leurs richesses, et qui n’ont jamais la moindre pensée de les partager à ceux qui souffrent de la faim?

4.-6. De l’excellence de la charité. — Que c’est la charité qui distingue l’homme du reste des animaux. — Que les plus pauvres peuvent et doivent faire l’aumône. — Combien il serait cruel de voler le bien des autres pour en faire des charités. — Des restitutions. — Ce qui distingue les véritables restitutions d’avec les fausses.


Mais puisque nous sommes tombés sur le sujet, de l’aumône, je vous prie de trouver bon que nous reprenions aujourd’hui le discours que nous laissâmes imparfait, il y a trois jours. Vous vous souvenez que lorsque je vous parlais de la charité envers les pauvres, notre sujet nous voilà insensiblement à condamner les dépenses superflues qui la pouvaient diminuer, et que nous descendîmes dans les détails, jusqu’à parler du soin qu’on apporte à orner ses chaussures et de mille autres vains ornements pour lesquels la jeunesse d’aujourd’hui est si fort passionnée, Vous savez que je commençai à vous représenter alors que la charité était comme un art divin. Que l’école où l’on apprenait cet art était le ciel, et que le maître qui nous en instruisait, était non un homme, mais Dieu même.
Nous nous étendîmes ensuite sur la question de savoir ce que c’était proprement qu’un art, ou ce qui ne méritait pas ce nom. Enfin nous fîmes une longue digression sur la vanité de la plupart des arts d’aujourd’hui, et nous nous appliquâmes particulièrement à montrer la superfluité que l’on recherche dans les chaussures. Reprenons donc encore aujourd’hui ce sujet, et faisons voir que la charité est l’art le plus excellent et le plus divin de tous. Car si le propre d’un art est d’avoir pour objet quelque chose qui soit utile; et s’il n’y a rien de plus utile que la charité que nous exerçons envers les pauvres, n’est-il pas clair que la charité est le plus excellent de tous les arts ?

Cet art céleste ne nous apprend pas à faire un soulier avec élégance, à faire des étoffes bien fines, ou à bâtir des maisons de boue, mais à hériter la vie éternelle; à nous délivrer de la mort, à nous rendre illustres dans cette vie et dans l’autre. Cet art divin nous apprend à nous bâtir une demeure dans le ciel, à nous préparer des tentes célestes et à nous construire des tabernacles éternels. Il ne nous laisse point éteindre nos lampes. Il ne souffre point que nous nous présentions aux noces célestes de l’époux avec un habit sale et en désordre, mais il lave nos vêtements et les rend plus blancs que la neige. « Quand vos péchés », dit Dieu, « auraient rendu vos habits plus rouges que l’écarlate, je les rendrai plus blancs que la neige.» (Isaïe, I,17.) C’est cet art qui nous empêche de tomber dans le malheur du mauvais riche, et d’entendre les paroles terribles qui lui furent dites, mais qui nous conduit dans le bienheureux sein d’Abraham.
4. De plus chaque art en cette vie n’a qu’un but et une fin qui lui est particulière. On n’exerce l’agriculture que pour avoir de quoi se nourrir. La draperie ne se met en peine que du vêtement. Nous voyons même qu’un seul de ces arts ne peut de lui-même atteindre sa fin ni se donner ce qui lui est nécessaire pour agir. Comment, par exemple, pourrait subsister 1’agriculture, si les forgerons ne lui préparaient le hoyau, la faux, la hache et tous les instruments dont elle a besoin ; si les charpentiers ne lui faisaient des charrues; si les bourreliers ne lui taillaient les cuirs qui lui sont nécessaires ; si l’architecture n’élevait quelque toit ou pour les boeufs qui labourent, ou pour les hommes qui les conduisent; si d’autres n’allaient abattre et équarrir le bois dans les forêts ; enfin, si les boulangers ne savaient faire le dernier usage du blé que le laboureur recueille par ses travaux?

Combien de choses aussi sont nécessaires à la draperie, et de combien d’autres arts dépend-elle sans lesquels elle ne pourrait pratiquer le sien? Ainsi chaque art a besoin des autres, et il tomberait s’il n’en était soutenu. Mais l’art divin de la charité n’a besoin que de lui seul. Lorsque nous voulons l’exercer, nous sommes indépendants de tous les hommes. La seule volonté suffit.
Que si vous me dites que pour l’exercer il faut avoir de grands biens, souvenez-vous de ce que Jésus-Christ dit de cette veuve de l’Evangile, et détrompez-vous de cette fausse pensée. Quand vous seriez pauvre jusqu’à mendier votre pain, si vous donnez seulement, deux oboles, vous pratiquez divinement la charité. Quand vous ne donneriez qu’un morceau de pain, si vous ne pouvez donner davantage, vous excellez en cet art céleste.

Appliquons-nous donc, mes frères, à cet art divin. Exerçons-le avec amour. Il vaut sans comparaison mieux s’y rendre habile que d’être roi et de porter une couronne. Car l’avantage que cet art a sur les autres n’est pas seulement qu’il ne dépend point des autres arts. Il nous devient encore lui seul une source féconde de mille biens. Il nous dresse dans le ciel des édifices qui subsisteront éternellement. Il apprend à ceux qui le pratiquent à fuir une immortelle mort. Il nous enrichit et nous fait trouver des trésors inépuisables, qui ne craignent ni les voleurs ni la rouille ni la loi du temps, qui consume toutes les choses d’ici-bas. Si l’on vous promettait de vous enseigner un moyen de garder votre blé pendant plusieurs années sans se corrompre, que (408) ne donneriez-vous point pour l’apprendre? Et cet art admirable dont nous parlons vous apprend à garder en toute sûreté non votre blé, mais vos biens, votre corps et votre âme pure et incorruptible; et vous ne le recherchez pas?

Mais pourquoi m’arrêté-je à dire en détail tous les avantages de cet art divin? Il suffit de dire en général qu’il nous apprend le moyen de nous rendre semblables à Dieu même; ce qui seul sans doute est le plus grand de tous les biens. Ainsi vous voyez que cet art ne se borne pas à un seul objet, et que sans avoir besoin d’autre appui que de lui-même, il bâtit des édifices admirables, il fait des vêtements d’une beauté extraordinaire il amasse des trésors qui ne périssent jamais, il nous fait surmonter la mort et le diable, et nous rend semblables à Dieu.

Quel autre art donc peut être aussi utile que celui-ci? Les autres, outre ce que nous en avons déjà dit, périssent avec cette vie, et cessent même par la moindre maladie. Leurs ouvrages ne peuvent subsister toujours, et il faut, pour les achever, beaucoup de peine et de temps. Mais quand le monde passera, c’est alors que cet art divin dont nous parlons éclatera davantage.. C’est alors qu’il fera briller ces ouvrages merveilleux et qu’il les fera subsister avec plus de fermeté. Il n’a besoin pour agir ni de temps, ni de peine, ni de travail. La maladie n’interrompt point son action. La vieillesse ne l’affaiblit pas. Il nous accompagne jusque dans l’autre vie. Il ne nous quitte point à notre mort, et ne nous abandonne jamais.

Il nous met au-dessus des plus grands philosophes et des orateurs de ce siècle. Et au lieu que ceux-ci, lorsqu’ils sont habiles, ont mille envieux qui les déchirent, ceux au contraire qui excellent en cet art divin, sont estimés de tout le monde. Les orateurs ne peuvent défendre les autres qu’aux tribunaux de la terre. C’est la seulement qu’ils soutiennent la cause de ceux qui ont souffert quelque injustice, et souvent même de ceux qui l’ont faite; mais cet art céleste nous rend puissants au tribunal de Jésus-Christ; non-seulement il parle en faveur des autres devant ce redoutable juge, mais il oblige le juge même à parler en faveur du coupable, à le protéger ; et à lui prononcer une sentence favorable. Quand il aurait commis cent crimes, s’il a lâché de les laser par une charité sincère, Dieu est comme forcé de les lui pardonner, de le couronner et de le combler de gloire. « Donnez, » dit-il, « l’aumône, et toutes, choses vous seront pures. »
Mais pourquoi parler de l’autre monde? Si dans celui-ci même on donnait le choix aux hommes, et qu’on leur demandât lequel ils aimeraient qu’il y eût, ou beaucoup d’habiles orateurs, ou beaucoup d’hommes charitables, on les verrait préférer la charité à l’éloquence. Et n’aurait-on pas raison, mes frères, de faire ce choix, puisque quand ces ornements de discours seraient bannis de toute la terre, elle n’en serait pas moins heureuse, et qu’elle a subsisté sans cela durant tant de siècles? mais si vous en ôtiez la charité, tout le monde tomberait aussitôt dans une confusion et dans une ruine générale? On ne pourrait aller sur la mer, si l’in en détruisait les ports et les autres lieux favorables aux vaisseaux qui s’y retirent, et il serait impossible de même que les hommes subsistassent sans la charité et sans la miséricorde.


5. C’est pourquoi Dieu n’a pas voulu que les hommes ne fussent charitables que par étude et par la force des raisonnements. Il a comme enté cette vertu dans la nature même, et il a voulu qu’un instinct et une loi naturelle rendit les hommes doux et compatissants les uns envers les. autres. C’est cette loi intérieure qui inspire aux pères et aux mères la tendresse pour Feurs enfants, et qui donne réciproquement aux enfants de l’amour et du respect pour leurs pères; ce qui se retrouve jusque dans les bêtes mêmes. C’est elle qui lie tous les hommes par une amitié mutuelle.

Car nous avons tous une pente naturelle qui nous porte à la miséricorde. Et c’est ce secret instinct de la nature qui fait que nous ressentons de l’indignation lorsque l’on fait injustice aux autres et que nous pleurons lorsque nous en voyons d’autres qui pleurent. Comme Dieu veut que nous ressentions cette compassion. pour tous les hommes, il l’a lui-même imprimée et comme gravée dans la nature. Il semble lui avoir voulu commander de contribuer de sa part à produire en nous ces sentiments, afin que nous reconnaissions dans cet instinct naturel, combien la miséricorde lui est agréable, et combien il désire de nous que nous l’exercions envers tout le monde.

Pensons donc à ceci, mes frères. Allons à cette école céleste, et conduisons-y nos enfants, nos parents et nos proches. Que l’homme apprenne avant toutes choses à être charitable, puisque c’est la charité qui le rend proprement homme. C’est une grande chose, mes frères, que d’être homme, Mais un homme charitable est une chose bien plus précieuse. Celui qui n’a pais cette charité cesse d’être homme, puisque c’est elle, comme j’ai dit, qui fait qu’il est homme. Et vous étonnez-vous que ce soit le propre de l’homme d’être charitable, puisque c’est le propre de Dieu même? « Soyez miséricordieux, » dit-il, « comme votre Père céleste est miséricordieux. » (Luc, VI, 36.)

Apprenons donc à devenir charitables, non-seulement pour les raisons que nous avons dites et .pour l’utilité des autres, mais, encore pour notre avantage particulier, puisque nous avons aussi besoin nous autres d’une grande miséricorde. Tenons pour perdu tout le temps, que nous né consacrons point à la pratique de la charité. Mais j’appelle ici charité celle qui est exempte de toute avarice. Car si celui qui se contente de posséder paisiblement ce qu’il a sans en faire part aux autres, est bien éloigné d’être charitable, que sera-ce de celui qui ravit le bien de ses frères, quand il ferait des aumônes infinies? Si c’est être cruel et inhumain que de jouir seul de ses richesses, que sera-ce de voler le bien des autres? Si ceux qui ne font aucune injustice sont punis parce qu’ils n’ont pas fait l’aumône, que deviendront ceux qui font tant d’actions injustes?
Ne me dites donc point qu’à la vérité vous avez volé cet homme, mais que c’était pour en faire l’aumône à un autre. C’est un crime qu’on ne peut souffrir. Ne fallait-il pas rendre cet argent à celui-là même à qui vous l’aviez ôté?
Vous avez fait une plaie à un homme et vous voulez guérir un autre que vous n’avez pas blessé. C’était à ce premier que vous deviez appliquer vos remèdes, ou plutôt que vous deviez ne point faire de plaie. Ce n’est pas être miséricordieux que de frapper les autres et de les guérir ensuite. il faut que nous guérissions ceux que nous n’avons pas blessés. Portez donc les premiers remèdes aux maux que vous avez faits vous-mêmes, et vous penserez ensuite au reste. Qu plutôt, comme je vous l’ai déjà dit, ne faites tort à personne, et ne faites point de plaie que vous soyez obligé de refermer. Ce serait se jouer de Dieu que d’ôter le bien d’autrui pour lui rendre ensuite ce qu’on lui avait ôté.

Il est impossible aussi qu’un avare répare le mal qu’il a fait par son avarice, lorsqu’il ne rend qu’autant qu’il a pris. Il ne suffit pas, pour une obole qu’il a volée de donner une, obole aux pauvres. Il faut qu’il rende un talent pour se laver de son crime devant Dieu. Lorsqu’un voleur est surpris il est obligé de rendre quatre fois plus qu’il n’a volé. Ceux qui, par des voies injustes. ravissent le bien des autres, sont pires que des voleurs déclarés. Si donc ces derniers doivent restituer quatre fois au. tant, n’est-il pas visible que ceux qui ravissent le bien d’autrui doivent rendre dix fois davantage?

Et Dieu veuille encore qu’en restituant de cette manière, leurs injustices et leurs rapines soient effacées aux yeux de Dieu! car pour espérer d’être récompensés , comme s’ils avaient fait de grandes aumônes, c’est ce que je ne crois pas qu’ils doivent prétendre. C’est pourquoi Zachée disait : « Si j’ai fait tort à quelqu’un, je lui rends le quadruple, et je donne la moitié de mon bien aux pauvres. » (Luc, XIX, 8.) Si la loi obligeait de rendre quatre fois autant, à combien plus nous obligera le temps de la grâce du Sauveur? Et si un voleur était obligé à cette rigueur, celui qui ravit le bien d’autrui est obligé à une sévérité bien plus grande. Car outre le tort qu’il fait à son frère, il témoigne encore avoir pour lui un si grand mépris que quand il lui rendrait le centuple de ce qu’il lui a ôté, à peine pourrait-il satisfaire.

Vous voyez donc que j’ai eu raison de dire que si vous avez volé un sou, vous aurez peine à réparer cette offense en rendant même un talent. Que si en restituant de la sorte, tout ce que vous pouvez faire c’est d’éviter de vous perdre pour jamais, que pouvez-vous prétendre si vous renversez cet ordre, et si, ravissant des successions tout entières, vous vous contentez de rendre de légères sommes, et non pas même à ceux à qui vous avez fait tort, mais à d’autres au lieu d’eux? Quelle espérance peut-il vous rester, et quel salut devez-vous attendre? Voulez-vous savoir le mal que vous faites par cette fausse miséricorde ? Ecoutez l’Ecriture qui vous l’apprend : « Celui », dit-elle, « qui offre à Dieu un sacrifice du bien des pauvres ressemble à celui qui égorge le fils devant son père.» (Ecclés. XXXIV, 22.)

Ne sortons donc de ce saint lieu, mes frères, qu’après avoir gravé cette parole de l’Ecriture (410) dans notre coeur; gravons-la aussi sur nos mains et sur nos murailles. Imprimons-la partout, afin qu’elle soit toujours-présente devant nos yeux, et que cette crainte étant vivante dans nous, retienne nos mains et les empêchent de se tremper dans le sang des pauvres. Car, celui qui vole le pauvre fait pis que s’il le tuait; et cette mort qu’il lui cause par son avarice est d’autant plus cruelle qu’elle est plus lente.

Afin donc que nous puissions nous délivrer d’un crime si horrible aux yeux de Dieu, comprenons-en nous-mêmes l’excès, et faisons-le comprendre aux autres. Ce sera ainsi que nous deviendrons plus ardents à faire l’aumône, et que nous recevrons dès ici la récompense de nos charités, qui sera enfin suivie des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, avec le Père et le Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.