05 avril 2007

Jeudi saint








La chambre haute

Le jeudi-saint nous introduit dans le mystère pas­cal. Il commémore et nous rend présente la première partie de ce mystère, celle qui s'est déroulée dans la chambre haute.

Les matines du jeudi-saint sont chantées le mercre­di soir. Il n'y a pas d' «office du Fiancé». Après les psau­mes de matines et un tropaire, on lit dans l'évangile se­lon saint Luc (22 :1-39) le récit des événements qui se pas­sèrent depuis le conciliabule entre Judas et les prêtres jusqu'au moment où Jésus quitta la chambre haute pour se rendre au Mont des Oliviers. Suit le chant d'un canon. A l'office de Prime, on reprend le livre de Jérémie ; on en lit un passage (11 :18-12 :15) où nous remarquerons les ver­sets suivants : «J'étais comme un agneau confiant qu'on mène à l'abattoir... Ce que je chérissais, je l'ai livré aux mains de mes ennemis... Des pâtres nombreux ont sacca­gé ma vigne... Mais après les avoir arrachés, à nouveau j'en aurai pitié et je les ramènerai chacun en son héri­tage, chacun en son pays...».



Les vêpres sont chantées avant la liturgie. On y con­tinue la lecture de l'Exode (19:10-19) : Dieu descend sur le Sinai dans le feu et la fumée, mais il ne promulgue pas encore les commandements. Moïse avait prévenu le peu­ple : «Tenez-vous prêts pour après-demain». Le peuple avait lavé ses vêtements et s'était purifié. Ce sont là des figures de la résurrection du Christ le troisième jour, de sa manifestation aux hommes après Pâques et de la pu­reté avec laquelle nous devons approcher le mystère pas­cal. On continue aussi la lecture du livre de Job (38:1-23, 42:1-5). Dieu parle à Job, lui posant des questions ; il lui dit : «Je vais t'interroger et tu m'instruiras». Ensuite Job prend à son tour la parole et redit à Dieu la même phra­se : «Ecoute, laisse-moi parler ; je vais t'interroger et tu m'instruiras». C'est le modèle du merveilleux. échan­ge, de l'entretien intime qui pourrait, qui devrait avoir lieu entre Dieu et l'homme. Job est d'ailleurs arrivé à la fin de ses épreuves. Il est resté fidèle ; et il dit au Sei­gneur ce que toute âme aspire à pouvoir dire un jour (et ce que beaucoup d'âmes aimantes et priantes peuvent déjà dire) : «Je ne te connaissais que par ouï-dire, mais main­tenant mes yeux t'ont vu». Enfin nous lisons quelques versets du début du livre du prophète Isaie (1 :4-11). Dieu fait des reproches à Israél, «nation pécheresse, peuple chargé de crimes», et il se déclare las des sacrifices qu'on lui offre : «Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux ; le sang des taureaux et des boucs me répugne». Un sacrifice meilleur va lui être of­fert.



A la liturgie, nous lisons le passage de la premiè­re épître aux Corinthiens (11 :23-32) où Saint Paul ex­pose l'institution de l'Eucharistie : «... Le Seigneur Jé­sus, la nuit où il fut livré, prit du pain...». L'évangile de la liturgie est une longue juxtaposition de textes (Mat­thieu 26:2-20; Jean 13:3-17; Matthieu 26:21-39; Luc 22: 43-44; Matthieu 26 :40-27 :2). Il raconte le conseil tenu par les prêtres, l'onction à Béthanie, la prépara­tion de la pâque, le lavement des pieds, l'institution de l'Eucharistie, l'agonie à Gethsemani, le baiser de Judas, l'arrestation de Jésus, l'interrogatoire chez le grand-prêtre, le reniement de Pierre et finalement la li­vraison de Jésus au procurateur romain. La bénédiction finale commence ainsi: «ô toi, qui, par ton infinie bonté, nous a révélé l'humilité comme le chemin par excellence quand tu as lavé les pieds de tes disciples...».




Et, dans les églises cathédrales, l'évêque procède, après la liturgie, à la cérémonie du lavement des pieds, les douze apôtres étant représentés par douze prêtres.
Le service des douze évangiles, que l'on est habitué à considérer comme une caractéristique du jeudi-saint, ap­partient en réalité aux offices du vendredi-saint. C'est donc à l'occasion des rites de demain que nous en par­lerons.

Le sens des rites du jeudi-saint est résumé avec exac­titude dans un des chants de matines appelé oikos : «Ap­prochons avec crainte du mystère de la table et, avec des âmes purifiées, recevons le pain. Restons avec le Maître et remarquons comme il a lavé les pieds de ses disciples et les a séchés avec une serviette. Apprenons à imiter ce que nous contemplons et donnons-nous les uns aux autres, nous lavant respectivement les pieds, car le Christ lui­-même demanda à ses disciples de faire de la sorte. Mais Judas, le serviteur infidèle n'entendit pas et demeura dans sa méchanceté». Trois aspects du jeudi-saint sont ici sou­lignés : le lavement des pieds, la cène du Seigneur, la tra­hison de Judas. Fixons notre attention sur ces trois as­pects pendant quelques instants.


Mais, avant de considérer ce qui se passe dans la chambre haute, pensons à cette chambre elle-même. Jé­sus envoie dire au maître de la maison: «C'est chez toi que je célèbrerai la Pâque avec mes disciples ... Où est le lieu où je pourrai manger la Pâque avec mes dis­ciples ?». Cette phrase s'adresse à chacun de nous. A chaque fête de Pâques, Jésus désire spécialement venir en nous et célébrer spirituellement la pâque dans notre âme. En dehors même du temps pascal, chaque fois que le Seigneur Jésus nous distribue, à sa propre table, le pain qui est la communion à son corps et le vin qui est la communion à son sang, il célèbre la cène dans notre chambre haute intérieure, en même temps que le sacre­ment extérieur s'accomplit. Il y a plus. Outre la fête de Pâques, outre l'Eucharistie visible, nous avons chaque jour, à chaque moment, la possibilité de célébrer dans la chambre haute de notre âme une pâque invisible et si­lencieuse. Nous avons la possibilité, chaque fois que nous le désirons, de recevoir en nous, par la foi et la charité, le Seigneur Jésus et de faire de lui, en esprit, notre nour­riture. Et aussi, de cette cène purement intérieure et spi­rituelle, Jésus nous dit : «J'ai désiré manger cette Pâque avec vous ..». Mais où est la chambre où nous le recevrons ? Tout est-il prêt ? Aucune chambre en mon âme n'est vraiment purifiée et ornée pour une telle visite. P'ailleurs il ne suffirait pas de préparer un coin de mon âme, en dissimulant le désordre qui subsiste dans les autres parties de moi-même. C'est mon âme en­tière qu'il faut laver, nettoyer. Je n'en ai pas la force. Eh bien, Seigneur, viens toi-même te préparer en moi une chambre haute. Demeure en moi au-delà d'une visite pas­sagère. Deviens l'hôte constant de mon âme, deviens-en le maître ; voici les clefs qui ouvrent toutes les portes ; c'est moi qui maintenant suis chez toi. Et si tu veux venir chez moi, Seigneur, avec tes disci­ples, cela signifie que je dois te recevoir en moi «catho­liquement». Je ne puis prétendre te séparer des mem­bres de ton corps mystique. Te recevant, je reçois spiri­tuellement toute la communauté de tes disciples, toute l'Eglise. Mon âme doit s'ouvrir affectueusement et s'unir, dans une même prière, à tous ceux qui croient en toi, à tous ceux qui t'aiment, à tous ceux qui t'invoquent. Que je devienne donc un avec eux tous, avec ceux qui vivent en toi et ceux qui sont morts en toi, avec ta bienheureuse Mère, tes apôtres, tes martyrs, tes saints d'hier, d'aujour­d'hui et de demain. Entre en moi, Seigneur, avec tes disciples.



Tu t'approches de moi pour laver mes pieds, Seigneur. Tu ne permets pas que je proteste contre l'excès d'humi­lité qui fait que tu t'agenouilles devant moi et me laves. Tu me dis : « Si je ne te lave pas, tu n'auras pas de part avec moi». Jésus, par cette parole, indique deux choses. D'abord que nous devons nous laisser purifier par lui de nos péchés, de la poussière de la route aussi bien que des grandes souillures : «Seigneur, pas les pieds seulement, mais aussi les mains et la tête! », comme di­sait Pierre. Et ensuite qu'avoir vraiment part avec le Seigneur, c'est avoir part à son humilité et à son abais­sement. Avoir part avec le Christ, c'est avoir part au Dieu-Homme qui lave les pieds des hommes. J'aurai part au Christ du lavement des pieds si je me laisse laver les pieds par lui et si je lave moi-même les pieds des autres, à son exemple : «Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres».



Qu'est-ce que laver les pieds des autres hommes ? Avant de verser de l'eau sur leurs pieds, il faut d'abord nous mettre dans la seule pos­ture qui le permette, dans une attitude de complète humi­lité : il faut nous mettre à leur niveau et nous agenouiller devant eux. Bref, il faut nous abaisser. Il y a là une in­dication de grande valeur pour toute notre vie spirituelle. Nous pouvons aller vers Dieu soit en nous élevant, soit en nous abaissant ; soit en montant, soit en descendant. A certaines heures, nous n'avons en quelque sorte pas d'ai­les ; la sécheresse nous envahit ; il nous est impossible de nous élever vers Dieu. A ces heures où nous ne pouvons trouver Dieu plus haut que nous, où peut-être même nous ne le trouvons plus en nous, nous pouvons le trouver plus bas que nous-mêmes. Nous pouvons nous pencher sur une misère morale ou un péché, ne disons pas « pires» que les nôtres (car, si nous voyons clair, nous savons que nos propres péchés ont aussi touché le fond de l'abîme), mais en apparence plus «criants», plus ostensibles, ou sur une détresse phy­sique qui nous a été épargnée ; leur venant en aide, nous trouverons Dieu dans ce mouvement de descente. Laver les pieds des hommes, c'est apporter un rafraichissement, un soulagement à quiconque souffre. Mais c'est aussi essayer de dégager le pécheur de son péché. La méthode du «lavement des pieds» appliquée au pécheur est très spéciale et très délicate. Il ne s'agit plus de faire des reproches ou de formuler des préceptes. Le ton de supériorité (légitime en certains cas) n'a plus de place ici. Il faut se mettre, à l'égard du pécheur, dans une attitude de service et d'humilité. Il faut que cette humilité et cette charité­ fassent sur le pécheur une telle pression qu'elles le pous­sent, quoique sans controverse d'aucune sorte, hors de son péché. Telles sont les perspectives profondes et dif­ficiles que nous ouvre l'épisode évangélique du lavement des pieds.





Le mystère central de la chambre haute réside dans la Cène. Le Seigneur Jésus, réellement présent à la fois comme celui qui distribue et celui qui est distribué, se donne à nous dans l'Eucharistie. Que nous recevions dans le sacrement le pain de vie, le corps et le sang du Sauveur, tous les fidèles orthodoxes qui s'approchent de l"autel le croient : ce point n'a pas besoin d'être dévelop­pé ici. Mais quelques autres aspects de l'Eucharistie sont peut-être moins familiers à leur pensée et nous les indi­querons brièvement. L'Eucharistie, avant d'être présence du Christ en nous, est le sacrifice du Christ pour nous. En cette fête du jeudi-saint, il importe particulièrement de nous rappeler le lien que Notre Seigneur a voulu éta­blir entre le repas dans la chambre haute et la Pâque juive et entre ce même repas et la Passion. Tou­te eucharistie est un repas sacrificiel. Chaque fois que nous communions au corps immolé du Christ et à son sang répandu, nous communions à sa Passion, nous prenons part à son sacrifice ; nous devrions immoler et offrir no­tre propre personne, nos désirs égoïstes, notre volonté ; nous devrions plonger dans notre propre cœur le couteau du sacrificateur. Une communion est une immolation spi­rituelle. Mais n'oublions pas que l'immolation n'épuise pas toute la notion du sacrifice ; l'acceptation de la victime par Dieu en est une partie intégrale ; le dîner dans la chambre haute et nos liturgies eucharistiques sont le sacrement, non seulement de la souffrance du Seigneur, mais de sa glorification et de la réponse du Père manifes­tée par la Résurrection et l'Ascension.



Il y a une eu­charistie éternelle et céleste avec laquelle nos eucharis­ties terrestres nous mettent en rapport. Un autre aspect de la Cène que les chrétiens ne réalisent peut-­être pas assez est la communion au Christ total, c'est-­à-dire non seulement à la Tête, mais à tous les membres du Corps mystique : communiant à Jésus-Christ, nous communions à tous les hommes, pour autant qu'ils par­ticipent, par nature et par grâce, au Dieu fait homme. L'Eucharistie, parce qu'elle est une incorporation à la per­sonne de Jésus, est une incorporation à l'Eglise, à tous nos frères et sœurs. Et enfin il faut rappeler ce que nous di­sions déjà à propos de la chambre haute de notre âme. Ou­tre la Pâque visible, outre le sacrifice et la communion sacramentels, il y a une Pâque invisible, un sacrifice et une communion purement spirituels que nous pouvons toujours offrir et recevoir dans le secret de notre âme, et cette eucharistie intérieure, dont nous sommes à la fois les ministres et les bénéficiaires, peut nous procurer de grands fruits. On peut, en esprit, se nourrir du pain vi­vant descendu du ciel, manger le corps et le sang du Sei­gneur. A tout moment, Jésus-Christ, notre Prêtre éternel, nous dit - comme le prêtre dans nos lîturgies terrestres :
«Approchez avec crainte de Dieu, avec foi et avec amour».












Le jeudi-saint nous fait aussi contempler la trahison de Judas. Celle-ci était déjà accomplie lorsque Judas s'en­tendit avec les prêtres juifs pour leur livrer son Maître. Mais cette trahison devait se manifester sous une forme particulièrement pénible dans la chambre haute, au cours du dernier repas. «Celui qui mange mon pain a levé con­tre moi son talon... En vérité je vous le dis, l'un de vous me livrera... C'est celui à qui je donnerai un morceau trempé... Et trempant la bouchée, il la prend et la donne à Judas l'Iscariote... Et après que le morceau fut donné, Satan entra en lui...». Judas, portant la trahison dans son cœur, accepte le morceau que lui offre Jésus et nous trouvons son geste odieux. Il a profané la table du Sei­gneur. Mais, nous-mêmes, combien de fois avons-nous pris place à cette table sans avoir purifié notre cœur autant qu'il le fallait ? Combien de fois, après avoir participé à la cène du Seigneur, sommes-nous tombés dans le péché, en matière grave et volontairement ? Judas a trahi son Maître une fois et, si l'on peut dire, «en bloc». Nous tra­hissons constamment Jésus, - en détail. Mais ce n'en est pas moins une trahison. Jésus dit à Judas: «Ce que tu as à faire, fais-le vite ». Judas sortit, afin de consom­mer son œuvre de mort : «et il faisait nuit, - c'était l'heure des ténèbres hors de la chambre haute et dans le cœur du traître. Cette parole de Jésus, envoyant Judas consommer son crime, est plus profonde et plus miséri­cordieuse qu'elle ne semble. Les disciples, nous dit le qua­trième évangéliste, crurent que Jésus avait chargé Judas d'acheter certaines choses ou de donner de l'argent aux pauvres en vue de la fête. Et c'était vrai mais dans un sens que les disciples ne soupçonnaient pas. Jésus envoie Judas acheter pour trente deniers le véritable Agneau pas­cal, car Judas, en livrant son Maître, a procuré au mon­de la victime de Pâques qui allait expier tout péché. La générosité manifestée par Jésus dans la Rédemption do­mine l'horreur de toutes les trahisons.









Résumons dans une prière le sens de cette journée du jeudi-saint. Cette prière sera le tropaire que l'on chante à la liturgie de ce jour avec une particulière solennité et que l'on récite chaque fois qu'un fidèle communie :
«Rends-moi participant du mystère de ta Cène, ô Fils de Dieu. Car je ne livrerai pas ton secret à tes ennemis et je ne te donnerai pas le même baiser que Judas. Mais, comme le larron, je te confesse : Souviens-toi de moi, Seigneur, quand tu entreras dans ton royaume».